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Décentralisation et Compétences culturelles des collectivités : Faux et vrai (...)

Décentralisation et Compétences culturelles des collectivités : Faux et vrai débats

Article paru dans Le Monde du 31 mars 2010
par Jean Michel Lucas
Maître de conférences à l’Université Rennes 2

Article paru dans Le Monde du 31 mars 2010
par Jean Michel Lucaspar Jean Michel Lucas
Maître de conférences à l’Université Rennes 2


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L’opposition de gauche multiplie les interventions publiques (et les pétitions) pour alerter les organisations culturelles sur la baisse des financements publics qui résulteront de la disparition annoncée de la compétence générale des régions et des départements. On voit aussi le Syndeac relayer cette crainte et réclamer que le gouvernement revienne au statu quo : la possibilité pour toutes les collectivités de financer toute sorte de projets culturels au titre de la compétence générale.

Cette mobilisation politique autour des enjeux culturels est une bonne chose. Mais il est nécessaire de s’étonner que l’argument de la « compétence générale » soit utilisé pour mobiliser les acteurs culturels. Il y a là une manipulation d’idées dont des élus de gauche ne peuvent pas être fiers et qui impose d’expliciter de manière plus responsable les enjeux du débat.

1 — En premier lieu, il est légitime de dire que le projet de loi de décentralisation pose un grave problème de financement des collectivités. La disparition de la taxe professionnelle et « les incertitudes concernant son remplacement et ses compensations » inquiètent non seulement en terme de ressources, mais surtout en terme d’autonomie laissée aux collectivités « région » et « département » pour conduire leur politique. Il y a là une bonne raison d’être vigilant et d’alerter l’opinion sur les risques de re — centralisation de la politique publique.

2 — Par contre, cette question ne peut être confondue avec celle de la compétence générale puisque l’article 13 du projet de loi prévoit des compétences exclusives (non partagées) pour la « région » comme pour les « départements », mais nous rappelle Georges Gontcharoff dans l’article « Suivons la réforme des collectivités locales ! » sur le blog de l’Adels : « Les élus pourront continuer d’intervenir dans des domaines qui ne leur sont pas explicitement attribués, ni spécifiquement attribués à d’autres. »
De surcroît, la loi autorisera les financements croisés entre collectivités. Ils seront certes limités, mais l’étude sur les financements culturels croisés des collectivités « région » et « département » montre que c’est bien le cas déjà aujourd’hui.

Sur cette base, la question vraiment légitime est la suivante : si les moyens financiers des régions et des départements prennent la forme de dotations attribuées par l’État pour les seules compétences exclusives, alors il n’y aura plus vraiment de marges de manœuvre pour financer des projets de compétence générale « justifiés par un intérêt local ». Avec cette loi de décentralisation, le problème central n’est pas celui de la « compétence générale » comme on veut nous le faire avaler, mais un problème d’autonomie des ressources budgétaires ; ce n’est quand même pas la même chose !

3 — Cette manière d’affoler les acteurs culturels avec la disparition de la compétence générale mérite que l’on s’interroge plus précisément sur les intérêts en jeu. Des élus nous disent : « il faut vous battre avec nous pour retrouver la compétence générale sinon la culture ne sera plus finançable par la région ou le département ».
Je trouve cet argument tristement inadmissible pour deux raisons :

Il signifie que les projets culturels n’ont pas d’intérêt spécifique pour ces élus. En effet, en plaçant la culture dans la compétence générale, l’enjeu culturel n’est pas identifié comme enjeu majeur pour la Nation, l’Europe ou la planète. Une collectivité lui donnera de l’importance si elle en a le désir ; l’autre la délaissera sans que cela ait la moindre importance pour la République. On doit ainsi considérer que, par définition, la culture est instituée comme enjeu aléatoire et circonstanciel. Aucune exigence, aucune obligation pour le territoire : la culture sera une poulette libre dans le poulailler libre de la vie locale.
Dès lors, l’appel au maintien de la compétence générale pour financer la culture a une signification immédiate : faute de règles générales, faute de règles du jeu transparentes pour conduire le débat public sur les enjeux culturels, domineront surtout les arrangements discrets entre acteurs culturels bien implantés localement. Seuls gagneront au jeu de la compétence générale ceux qui sont les plus forts et, évidemment, les institutions culturelles déjà bien reconnues localement. On comprend que le Syndeac ait relayé l’appel puisque ses membres ont tout à gagner dans ce système instituant les bricolages culturels locaux.
La revendication du maintien de la compétence générale est par contre un marché de dupes pour tous les nouveaux acteurs et, à coup sûr, pour les acteurs peu conformistes. Pour eux, la compétence générale n’offre aucune garantie sinon celle de passer après les barons culturels locaux. Un avenir réduit à une file d’une longue attente, régulée par aucune règle européenne ou nationale transparente.

4 — Je voudrais aussi affirmer que la revendication de la compétence générale est franchement méprisante pour les collectivités et les acteurs qui, depuis trente ans, n’ont pas compté leur temps et leur énergie pour que la diversité des projets artistiques et culturels soit reconnue comme un enjeu public fondamental pour le territoire. D’ailleurs, avec 7 milliards d’interventions, on ne réclame pas de rester sur un strapontin au sein d’une « compétence générale » si aléatoire et indéterminée ! On pose le débat politique de la place de la culture dans la construction du territoire et on exige l’identification, par la loi commune, de compétences spécifiques, non anecdotiques ! (... À moins que l’ambition ne soit déjà tarie et que l’on continue à estimer que la culture doive rester à l’avenir, une affaire « délicate » comme le dit le rapport Balladur — faut-il entendre par là une affaire « réservée » au vice-président à la culture et à ses amis ?)

Il me paraît donc de première priorité POLITIQUE de demander la mobilisation des élus autour de l’identification d’une compétence culturelle spécifique qui ne soit plus noyée dans la compétence générale.

5 — Toutefois, cette identification n’est pas une tâche législative très aisée. L’objet « culture » est mal cerné par ses entrées disciplinaires telles les catégories « spectacle vivant », « musiques », « arts plastiques », « design », « arts de la rue » et mille autres encore.... La définition de compétences spécifiques par les « fonctions techniques » (création, diffusion, formation, médiation, animation, etc..) n’a d’intérêt pour une collectivité que si des corps de fonctionnaires sont dentifiables (conservateurs, professeurs, etc.). Mais, même dans ce cas, il serait préférable de considérer que la vitalité des filières culturelles dans le contexte de la mondialisation (avec les évolutions rapides des métiers et leurs croisements incessants) ne permet guère d’identifier des fonctions précises et stables auxquelles la loi pourrait associer des compétences exclusives pour telle ou telle collectivité ! On risque de perdre un temps fou à déterminer des compétences qui seraient fondées sur des caractéristiques « objectives » d’un secteur culturel dont nul ne sait où il commence et où il finit ! (et j’ajouterai : on a assez donné dans la bêtise avec les schémas territoriaux concernant la formation musicale !!)

6 — Je considère, en conséquence, qu’il faut aller au plus simple en reprenant ce qui existe déjà en matière d’engagement culturel de la République française.
Pour résoudre le problème de la décentralisation culturelle, il suffit d’admettre que la République confie à chaque collectivité le soin de mettre en œuvre, au titre d’une compétence culturelle spécifique, les principes que la France a ratifiés au niveau international.
Il faut ainsi rappeler à ceux qui veulent l’ignorer que nous avons défendu des principes de politique culturelle qui ont été consignés dans les conventions passées avec l’UNESCO sur la « diversité culturelle ». On voit mal comment ces principes humanistes que la gauche et la droite unanimement défendent à l’extérieur ne seraient pas valables à l’intérieur du territoire. En somme, en matière culturelle, le principe de la décentralisation devrait être d’agir localement à partir de ce cadre global qui nous engage au niveau international.

7 — La solution est alors simple à énoncer :
Les collectivités devront se voir dotées d’une compétence spécifique relevant de la nécessité de favoriser la « Diversité culturelle » du moins dans le sens qui lui a été donné dans la Déclaration universelle de 2001. La loi de décentralisation préciserait alors que les collectivités ont obligation de mettre en place sur leur territoire un schéma pluriannuel d’actions culturelles visant à mettre en œuvre les principes adoptés par la France à l’UNESCO.
La formulation de cette compétence spécifique et obligatoire ne pose pas de difficultés puisqu’elle est déjà rédigée et validée par l’État français qui ne peut la remettre en cause sans se déjuger auprès des autres pays signataires ! La loi indiquerait ainsi que les schémas culturels pluriannuels doivent se déployer à travers des « politiques favorisant l’inclusion et la participation de tous les citoyens » (article 2 de la même Déclaration).
Elle énoncerait ainsi l’éthique de la politique culturelle dans une société de liberté » en affirmant la responsabilité des collectivités de co-construire, avec la société civile, le Vivre ensemble » dans la diversité des cultures. Rien de plus simple à écrire puisque la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 a été applaudie par toutes les tendances politiques ! La France en pointe sur les « droits culturels », voilà un bel avenir pour la décentralisation.
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