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Intervention Colloque MedCoop / Marseille

Intervention Colloque MedCoop / Marseille

décembre 2002
Ferdinand Richard


Le texte reproduit ici est soumis à copyright et son téléchargement et utilisation est destiné uniquement à un usage privé.

Ferdinand Richard,
A.M.I.
Centre National de Développement pour les Musiques Actuelles
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Intervention Colloque MedCoop/Marseille 11 décembre 2002 :
"Rationnaliser nos méthodes et nous créer un outillage théorique en collaboration avec le monde universitaire"
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Mesdames et Messieurs,

Je remercie les organisateurs de me donner l’occasion de m’extirper du champs culturel dans lequel je barbotte en permanence, et de procurer ainsi un peu de hauteur à mon champs de vision. Chaque fois que cette chance m’est donnée, j’apprends énormément. Mon unique souhait aujourd’hui est de réussir un tant soit peu le service inverse.

Je suis donc Ferdinand Richard et je dirige le Centre National de Développement pour les Musiques Actuelles, une des soixante-dix structures aujourd’hui installées sur le site de la Friche Belle-de-Mai.
Au-delà de nos activités de développement à Marseille et dans sa région, qui ont depuis longtemps dépassé le service exclusif de la diffusion, nous avons entrepris il y a déjà de nombreuses années un volet de coopération internationale conséquent (Marrakech, Abidjan, Dakar, Tokyo, Osaka, Beyrouth, Damas, Alep, Russie du Nord, Kinshasa, Maputo, etc...).
Comme je ne suis pas venu dans l’esprit d’un voyageur de commerce, mon intention n’est donc pas de vous faire la réclame de chacune de nos activités de coopération internationale, et je renverrai les personnes intéressées à notre site web (www.lafriche.org/ami), où elles trouveront si elles le souhaitent les détails concernant chacune de ces opérations. Je me contenterai aujourd’hui de rappeler deux ou trois grands principes sur lesquels nous basons nos actions :
- La durabilité : aucune de nos actions n’est planifiée pour un temps court et spectaculaire. Rien ne se projette à moins de trois ans. Chaque opération se conçoit comme un travail de fourmi. Et se garde le droit d’ajustement de trajectoire si nécessaire.
- La parité : tous nos ateliers croisés, toutes nos formations, doivent prioritairement et paritairement comporter deux territoires d’action, un ici à Marseille, l’autre dans le pays/la ville concerné(e). Une session d’une semaine à l’étranger sera toujours contrebalancée d’une session équivalente à Marseille. Les intervenants voyagent, et les destinataires aussi. Et l’objectif de l’opération, c’est que chacun apprenne, y inclus les collaborateurs de l’AMI.
- Un soin tout particulier à éviter le syndrôme du "post-stage", en s’assurant de la pérennité de nos actions après notre départ. La coopération n’est pas un temps mesuré, c’est une attitude.

Je voudrais aussi souligner fortement et préalablement le poids politique, l’énorme caisse de résonance, souvent sous-estimée, que représente le champs des musiques actuelles dans le pourtour méditerranéen.
En effet, une étude déjà ancienne du Département Etudes et Prospectives du Ministère de la Culture Français plaçait la musique comme premier loisir des jeunes, avant même la télévision. Ceci ne concernait que le territoire français, bien sûr, mais je ne peux m’empécher d’imaginer ce qu’une telle étude portant sur les populations méditerranéennes pourrait apporter. On verrait probablement que plusieurs centaines de millions (et non pas de milliers) d’habitants de cette région "consomment" volontiers de la musique, mais surtout que plusieurs dizaine de millions la pratiquent avec passion. En lui-même, cet effet de masse est déjà politiquement incontournable, sans parler du poids strictement économique qu’impliquent ces chiffres.

Et pourtant, un organisme tel que le nôtre, évoluant depuis longtemps au plus près de ces pratiques et de ces territoires, n’a, à ce jour, jamais réussi à entamer aucune sorte de collaboration avec le monde universitaire ou scientifique...

Pourquoi ?

Connaissant mal vos habitudes et méthodes, je ne me hasarderai pas à porter un jugement péremptoire sur ce fait. Permettez-moi cependant d’avancer deux hypothèses, ou plus exactement de vous faire part de deux intuitions apparement contradictoires :

1) Paradoxalement, j’ai l’impression que la commande d’étude, qui devrait en théorie être exonérée de contingences, obéït à un marché de l’étude. Or, dans notre secteur, ce que l’on pourrait rapprocher du concept recherche-et-développement n’est pas (et n’a jamais été) pris en compte. Tout se passe comme si l’on considérait que la musique moderne procède d’une génération spontanée, émerge par elle-même, sans qu’il soit nécessaire d’y apporter le moindre concours. Cette économie de type primaire, basée sur l’exploitation brutale de ressources fragiles, finalement très XIXème siècle, très "charbon/acier", a conduit à ne considérer, dans la coopération internationale autour des musiques populaires, que les outils de la diffusion. Et donc si l’on a considéré qu’il suffisait en la matière de faire tourner des artistes professionnels, point n’était besoin de faire appel à des réflexions universitaires.
2) La deuxième intuition, plus enracinée, c’est que la recherche dans le domaine de la musique (et notamment dans l’espace méditerranéen), semblant ne pas avoir à supporter de contraintes économiques, s’oriente presque toujours vers le passé, se limite au patrimoine, sans chercher à jouer le moindre rôle dans une émergence économique. Cette orientation est certes importante, puisque nous avons besoin, et surtout nos jeunes, de comprendre l’histoire des musiques, y inclus l’histoire bien méconnue des musiques populaires. Nous avons donc besoin de collecter, de répertorier, de classifier (c’est-à-dire, à mes oreilles, de "rendre classique") des musiques autodidactes, informelles, non-écrites.
Mais se limiter à ce travail ne rend pas compte du vivant, "de l’évolution de la matière première", si l’on peut dire, et surtout ne tente à aucun moment de dessiner son futur le plus objectivement, le plus scientifiquement possible, d’anticiper les conditions de la survie de ces expressions, les métissages souhaitables, ou à éviter, etc... On se contente de suivre, ou dans le meilleur des cas (ou le pire) d’octroyer comme une décoration le label "classique" à ce qui ne l’était pas. La plupart des musicologues s’arrètent donc à cette fonction de gardiens du temple, de garants du bon goût. Et dans cette petite foulée, les musiciens, qui, comme tout un chacun, ont besoin de survivre, pratiquent allègrement l’auto-censure.
Mais ceci n’est-il l’apanage que de cette famille ? Je vous laisse répondre à la question.

Autour de ce beau lac bleu, la plupart des jeunes gens avec qui nous travaillons sont isolés, dans l’espace comme dans le temps.
Ils sont isolés dans l’espace, non seulement pour des raisons de circulation, de visas, de moyens de transport, mais aussi, je ne vous l’apprendrai pas, parcequ’ils sont ghettoïsés par le système des clans, celui qui s’oppose violemment à la montée en puissance du système opposé, le fonctionnement en réseaux. Ne nous y trompons pas, il s’agit d’une lutte à mort.
Ils sont isolés dans le temps car en tant que musiciens ils ne connaissent que rarement leur propre histoire, et évitent soigneusement de se projeter dans le futur. Il s’agit là d’un instinct de survie mentale, qu’on ne leur reprochera pas.
Ils s’évadent donc dans des mondes virtuels, dans des fantasmes dangeureusement maléables, où la manipulation idéologique aiguise ses longs couteaux.

Si je suis ici aujourd’hui, c’est avant tout pour vous faire part de ce qu’un organisme tel que le nôtre attend avec fébrilité de la recherche universitaire, ici ou là-bas.
J’ai, probablement trop rapidement, identifié quatre ou cinq familles de chercheurs dont nous avons un cruel besoin. Et encore une fois, ici comme là-bas...

1) La première famille, c’est évidemment celle des juristes.
Au-delà de la mise en lumière de réglementations et législations spécifiques à notre secteur, souvent existantes mais endormies, ou desactivées, je me reporte aux travaux de mon ami Patrice Meyer-Bisch, de l’Institut International d’Etudes sur les Droits de l’Homme, de l’Université de Fribourg en Suisse, qui portent plus particulièrement, comme le Conseil de l’Europe lui en a fait la commande, sur la notion de Droits Culturels et de Droits Economiques, absents de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Sans être certain d’avoir bien saisi sa pensée, il semblerait que la ratification d’une telle déclaration vide des droits culturels et économiques n’engagerait finalement qu’assez peu les signataires, alors que si ces droits précis y figuraient, leur présence contribuerait à rendre irréversible cette notion de Droits de l’Homme. Et il serait malheureusement prévisible qu’un nombre beaucoup plus restreint de nations signerait de tels engagements.
La question est cependant cruciale pour notre secteur. Il est en effet hypocrite de soumettre toute perspective de soutien financier au développement culturel à l’établissement préalable d’une bonne conduite en matière de droits d’auteur, si l’on ne contrebalance pas ce genre de contrainte préalable (impossible à respecter dans la plupart des pays dits-émergents) par la reconnaissance formelle d’un droit culturel. Aujourd’hui, la Banque Mondiale, à travers son département "Culture and Sustainable Development", s’aligne sur ce préalable du copyright, position finalement plus proche de l’alibi que de la réalité du terrain, et se soucie peu de "droits culturels", et donc très moyennement de "diversité culturelle". Il est urgent que des équipes de chercheurs indépendants s’attèlent à l’établissement de ces droits.

2) Nous avons bien sûr besoin de sociologues, pour rappeler sans cesse, et de manière irréfutable, le rôle primordial de ces pratiques dans la cohésion sociale, et plus généralement du développement culturel dans la prévention des conflits. Je suis assez sûr que notre assemblée ici présente pourrait aisément me confirmer que la plupart des conflits dans le monde (et les désastreuses pertes économiques qu’ils entrainent) sont liés à des questions d’ordre culturel. J’ai eu la douloureuse chance d’accompagner les travaux d’un petit groupe nommé par la Présidence Finlandaise de l’Union Européenne et par le Conseil de l’Europe, à Sarajevo, en 1999, et ces travaux concernaient la reconstruction de l’outil culturel dans les Balkans. J’ai alors acquis la conviction qu’on ne peut reconstruire une paix durable sans commencer par re-tisser les liens d’une culture commune, et que dans cet espace méditerrannéen essentiellement jeune, ceci passait obligatoirement par le vecteur de la musique.

3) Des économistes...
Etant très loin d’un rejet du fait économique, je dis que cet enjeu est primordial, et double
a) Il est indispensable, à la fois pour le ciblage et pour l’évaluation de notre travail ou de celui de nos (rares) confrères, de définir les contours, les potentiels (ainsi que de débusquer les éventuels fantasmes) de réseaux économiques grand-régionaux de taille naturellement adaptée à la circulation des oeuvres, et plus généralement des moyens d’une survie économique honorable sur place, mais qui n’altère en rien, et c’est là un point fondamental, les capacités créatives des artistes et acteurs locaux, en évitant les dangeureuses dérives du tourisme culturel (piano-bars, folklorisation, asservissement aux mafias des grands hôtels).
b) Il est ensuite indispensable de re-connecter ces bassins économiques plus ou moins autonomes dans une résonnance mondiale, en y faisant valoir certaines spécificités, certaines règles du jeu, en s’appuyant sur une base arrière, sur un socle suffisement fort pour donner du poids à la voix. Aujourd’hui malheureusement, dans de très nombreuses villes du continent africain, y compris au nord, on ne prend au sérieux un jeune musicien qu’une fois expatrié en Europe. Sans exode, pas de reconnaissance professionnelle... On arrive à exclure l’Afrique du club très fermé des pays dits "prescripteurs" en matière de musique, ce qui est un comble.
... et avant même cette résonnance mondiale, la rapide montée en puissance de l’Europe et ses nouveaux besoins de "marché de bon voisinage" obligent à la renaissance de tels marchés intégrés, de telles chaines de développement.

4) Nous cherchons des pédagogues, des scientifiques de la formation.
Je préside par ailleurs le Conseil d’Orientation du Certificat Européen de la Fondation Marcel Hicter, j’interviens depuis plusieurs années dans différents DESS du champs culturel, et je suis membre de l’Observatoire des Politiques Culturelles de Grenoble. Ces fonctions me mettent au contact des pédagogies et des cursus concernés, et je constate qu’en France, et même en Europe, ils sont loin d’avoir fait la preuve de leur pertinence dans un contexte non-européen. Traditionnellement, les formations proposées sont une réponse en patchwork à une situation de pays riche. Par exemple, dans le secteur musical, on articule ces cursus autour du pivot discographique, autour de la gestion, du négoce, de l’exploitation, de la protection du droit d’auteur. On apprend les différentes formes de gestions, le cadre réglementaire, la tradition institutionnelle, le contexte des industries globales, évidemment et en premier lieu la communication et le marketing, etc... En somme, on prépare (parfois assez bien, d’ailleurs...) les futurs cadres de l’industrie des loisirs, ou les futurs collaborateurs de la puissance publique. Rien n’est fait ou presque en ce qui concerne la prospective, la stratégie, le développement de l’économie en réseaux, qu’ils soient locaux ou globaux, l’inventivité d’entreprise, la transversalité des capacités professionnelles, l’adaptation, voire l’intuition des mutations, et bien entendu et par-dessus tout le précieux travail du véritable "dénicheur d’artistes", ce que les anglo-saxons appelaient autrefois les "talent-scouts"...et par conséquent de tels cursus ne répondent que très imparfaitement aux besoins réels de l’autre rive.
J’affirme donc qu’il est urgent de revoir sérieusement le contenu de ce qui est proposé au titre de la formation de cadres culturels internationaux, et ceci risque fort de passer, j’en ai peur, par une douloureuse remise en cause des cursus et des responsables d’études.

5) Enfin, s’il reste une petite place dans notre tramway nommé Désir, nous solliciterons les musicologues mais uniquement les audacieux, ceux qui n’auront pas peur d’offrir à la musicologie autre chose qu’un fléchage patrimonial. C’est bien la liaison entre le passé et le futur de la musique, en l’occurence, qui peut générer de la richesse, de la "plus-value", et il faut donc des talents autorisés pour repérer dans les réserves ce qui, dans le monde d’aujourd’hui, servira à l’accélération des cultures. Il serait utile que ces universitaires-là rentrent en contact avec les jeunes musiques urbaines, avec les autodidactes, avec l’émergence, non pas pour la piloter ou lui décerner des certificats de bonne conduite, mais pour lui faire découvrir des trésors... Ayons confiance, la jeunesse en tirera aisément un bon parti, comme elle l’a toujours fait à travers les âges. Et son respect nous en sera d’autant plus facilement acquis...

En conclusion, le fait que l’ensemble de ces domaines de recherche universitaire soient aujourd’hui totalement innaccessibles à de modestes opérateurs de terrain tels que moi-même nous contraint à un bricolage méthodologique bien sympathique. Malheureusement, son efficacité est non seulement relative, mais encore totalement inévaluable par nos bailleurs de fonds.
Nous avons pris en la matière un retard considérable, que les bouleversements politiques internationaux actuels (qui, vous le savez, résonnent très violemment au sein de la jeunesse méditerranéenne) ne peuvent qu’amplifier. Je considère donc qu’il est urgent que nous nous organisions.
Je suis à votre disposition, et vous remercie de votre attention.

Ferdinand Richard

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