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L’exception culturelle française : stéréotype, confusions, stratégies (...)

L’exception culturelle française : stéréotype, confusions, stratégies .

mai 2004
Ferdinand Richard

IFOREP. EDF/GDF, Marseille.


Le texte reproduit ici est soumis à copyright et son téléchargement et utilisation est destiné uniquement à un usage privé.

L’exception culturelle française : stéréotype, confusions, stratégies .
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Ferdinand Richard, 27 mai 2004.
IFOREP. EDF/GDF,
Marseille.

Dans une arène qui ne peut être que globale, il est bien évidemment
impossible, voire injuste, d’imaginer que l’exception culturelle ne
pourrait être que française. Le modeste opérateur des musiques actuelles que
je suis est chaque jour confronté à cette nébuleuse notion, largement
instrumentalisée par tous les pouvoirs, celui des marchés comme celui des
politiques.
Je vous propose une photographie instantanée, un angle de vue proche de la
contre-plongée, un regard du bas vers le haut, vers les brumes persistantes
qui nous cachent partiellement la vue de l’Olympe et de ses élégants
habitants, que nous imaginerons bercés de musiques irréprochables et
intemporelles.
Nous l’espérons pour eux, en tout cas...
Il serait cependant ingras de ne pas rendre ici un hommage préalable à tous
ceux qui ont fait émergé cette notion d’exception culturelle (réflexions
francophones, mais pas uniquement), compte tenu de l’universalité et de la
légitimité de cette question.
Paradoxalement, ces pionniers ne sont pas exclusivement issus du secteur
culturel, puisque certains économistes ou juristes ont, depuis longtemps
déjà, pointé la nécessité de politiques culturelles volontaires et
harmonisées, préservant à la fois l’efficacité et le sens d’une certaine
dynamique économique.
Dans les dernières années, le fait de restreindre ce légitime combat à notre
bien petit territoire n’a eu pour effet, à l’extèrieur de nos frontières,
que de marginaliser la question, de la folkloriser sous une forme
pittoresque, très "frenchy", tout en laissant passer à plusieurs reprises
l’opportunité d’en faire un combat global, dont l’avant-garde aurait pû être
menée solidairement par les états européens et les collectivités qui les
peuplent.
Il y a déjà presque dix ans qu’un certain nombre de plates-formes
culturelles européennes, notamment le Forum Européen pour les Arts et le
Patrimoine, ont averti nos communautés sur l’absolue nécessité, face aux
dangers à venir, de présenter un "front culturel uni", d’intégrer de manière
irreversible à la démarche de la construction européenne quelque chose de
l’ordre d’une politique culturelle commune, ou, à tout le moins, d’un "code
européen de bonne conduite culturelle". Ceci intégrait, entre autres, la
question des statuts professionnels des arts et de la culture, artistes,
techniciens, administratifs, ou encore la question de la liaison du secteur
avec celui de l’éducation, de l’économie, etc...
Nous n’avons pas pû dépasser l’article 151§4 du Traité d’Amsterdam, de toute
façon impossible à mettre en oeuvre.
Aujourd’hui, ayant raté ces opportunités, nous nous retrouvons bien isolés,
petits davids francophones face à une industrie des loisirs carnivore, bien
décidée, à la moindre occasion, à la première négociation commerciale
internationale, à faire passer ses concepts monopolistiques, ses fausses
"libre-entreprises",.
La responsabilité de ce combat bien mal conduit incombe avant tout à une
certaine classe de dirigeants culturels francophones ou latins, tous
horizons politiques confondus, et les intermittents du spectacle français
qui, après d’autres, en font douloureusement les frais aujourd’hui seraient
bien avisés de ne plus se laisser dicter leur stratégie par des hiérarques,
par ailleurs membres du système dominant.
S’il en est encore temps...

De nos jours, ce qui est largement défendu par notre classe politique comme
une "exception culturelle française" est devenu un stéréotype reposant sur
un certain nombre de confusions.
Il nous semble pourtant qu’une des principales caractéristiques d’une
population cultivée est bien de resister aux stéréotypes.
Il nous semble aussi qu’une des principales méthodes de l’industrie des
loisirs est la reproduction des stéréotypes.

Au moment où un débat de portée globale semble inévitable à de nombreux
acteurs du développement culturel, ici ou ailleurs, il convient aujourd’hui
d’examiner de près ces attendus et confusions si l’on milite, comme l’auteur
de ces lignes, pour qu’enfin, dans le monde entier, soit reconnu à la
Culture beaucoup plus qu’un rôle accessoire d’amusement, de délassement, de
consommation, mais celui d’une véritable charpente sociale, intersticielle à
tous les niveaux de la société humaine, au même titre que l’éducation ou la
santé, sans laquelle nos projets politiques les plus nobles (la paix,
l’Europe, le combat contre la pauvreté) comme nos constructions humaines de
proximité (collectivités, initiatives citoyennes ou veritables
"libre-entreprises") ne resteront que des initiatives fragilisées.
De plus, pour faire un vrai bilan de l’exception culturelle française, il
faudrait prouver, autant en terme de qualité que de répartition au sein de
toutes les couches de la population, que cette politique publique a bien
renforcé le nombre et la qualité des initiatives culturelles indépendantes,
les capacités de tous nos concitoyens à porter des jugements personnels
"argumentables", à "trier" l’information, à dépasser toute bi-polarité de la
pensée, à inventer de nouvelles formes d’art, d’imaginaire, à innover comme
à se ré-approprier des éléments patrimoniaux communs, etc... bref, de
l’indépendance de jugement, de la finesse d’appréciation en toutes
circonstances, de l’audace, un pétillement global de "l’ordinaire social"
sans lequel les espoirs de bien-être généralisé auront toute chance de
s’évanouir rapidement.
C’est la culture et l’education qui nous sauveront assurément du chaos
néo-fasciste, des clans, des mafias, toutes entités non seulement immorales
mais aussi foncièrement anti-économiques, anti-développement.
Ceci est d’autant plus évident dans les zones de conflit actuel, où souvent
la reconnaissance de l’autre dans son profil culturel est le déclancheur du
processus de paix, lui-même condition préalable au développement.
Vues de cette modeste position qui est la mienne, il semble a priori que ces
confusions pourraient être regroupées dans cinq familles énoncées
ci-dessous.
(Il va de soi qu’elles ne sont pas toujours nimbées de naïveté, et peuvent
aussi largement servir les intérets de tel ou tel groupe de pression... ceci
expliquant bien entendu la resistance du stéréotype) :

1) Exception culturelle française et "sanctuaire social global"
2) Exception culturelle et droits culturels
3) Exception culturelle et production culturelle
4) Exception culturelle et aménagement du territoire
5) Exception culturelle et "bon goût"


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1) Exception culturelle française et "sanctuaire social global" :
Historiquement, l’affaire de l’exception culturelle française apparaît dans
les médias lorsque nos gouvernants refusent de se plier à la demande des
marchés globaux (où, au passage, il est bon de rappeler que l’on ne trouve
pas que des américains, mais aussi des français) d’intégrer dans les calculs
des accords internationaux les subventions publiques destinées aux produits
de consommation culturelle (notamment cinéma et multi-média), voire
d’autoriser l’accès à ces financements publics à tout producteur de quelque
nationalité qu’il soit.
Cette réduction "à la machette" de l’action culturelle à une pure et simple
dimension fiscale et financière des objets de consommation n’est
heureusement pas acceptée par notre pays.
Ceci n’implique pas pour autant que cette levée de boucliers soit uniquement
dûe à une défense noble et citoyenne de nos principes de civilisation. La
question légitime des parts de marché du cinéma ou de la télévision
française est certainement la première motivation, et certainement pas un
souci d’éducation populaire, de "culture de tous".
Il ne faudra pas l’oublier si la question de l’équilibre des financements
publics et privés venait à être résolue.
Au-delà de cette circonstance conjoncturelle, il faut bien entendu se battre
au niveau mondial pour préserver une sorte de "sanctuaire social",
impliquant les droits à l’éducation, à la culture, à la santé publique, à
l’habitat, etc... échappant à la pure logique des vases communicants de
l’offre et de la demande, conformément aux principes d’équité et de
solidarité figurant au fronton des constitutions de la quasi-unanimité des
états du monde.
Même si de nombreux aspects de ses activités doivent participer à une
certaine logique de marché, la culture ne peut valablement être défendue
qu’au sein de cet ensemble de valeurs non-marchandes, en intégrant
précisement la ligne qui partage ce qui relève de l’espace privé et ce qui
est du domaine public.
En extraire ponctuellement l’une ou l’autre rubrique ne présentera que des
résultats très provisoires.
A l’échelon mondial, la production et les statuts professionnels attachés à
ce vaste secteur non-marchand (y inclus les français intermittents du
spectacle) méritent d’être protégés par des conventions internationales.
C’est aux populations et à leurs représentants de mener ce combat
d’influence. Il s’agit d’une très longue lutte dont nous avons entamé les
prémices avec énormément de retard, y compris et avant tout au niveau
européen.
L’enjeu est aussi important et du même ordre que celui des luttes pour le
respect de l’environnement.

2) Exception culturelle et droits culturels
En réalité, on ne peut examiner l’exception culturelle sans examiner la
question des droits culturels, des droits à l’éducation, et des droits
économiques. Il est vrai que la mention de ces droits dans la Déclaration
des Droits de l’Homme est elle-même ambigüe, voire inexistante, ceci
facilitant la signature de cette Déclaration puisqu’elle ne deviendrait
véritablement contraignante que si ces droits y étaient adjoints de manière
précise.
En la matière, les travaux du Conseil de l’Europe sont cruciaux, mais peu
divulgués. Les différentes publications qu’il en a fait devraient pourtant
être le socle, la référence de nos avancées futures.
Mais dans ce pays, ou même en Europe, quel décideur culturel les a lues ?
C’est bien cette dimension des droits culturels qui fait cruellement défaut
dans la panoplie des outils de la construction européenne, la mettant sous
la menace permanente d’un danger d’implosion.
Elle n’y sera malheureusement pas réintégrée de sitôt.
L’absence d’une position commune du secteur culturel européen a fait que les
travaux de la Convention Européenne, destinés à avancer sur un projet de
constitution, ne mentionnent pratiquement pas la question de la Culture.
Cette "monstruosité génétique" laisse redouter toutes les déviances.
Il aurait fallu, pour éviter cette navrante absence, que la Culture, au sein
du débat européen, passe d’un vote à l’unanimité au vote à la majorité
qualifié. C’est cette lutte qu’a menée, dans son immense majorité, le
secteur culturel européen.
A l’exception des professionnels français...
Ce combat a été malheureusement un échec, et le secteur culturel français
devra assumer ses responsabilités à cet égard.
Garder un vote à l’unanimité pour la question culturelle, surtout si l’on
considère désormais le champs d’une Europe à vingt-cinq, revient à dire que
la question ne peut jamais être évoquée plus de quelques minutes dans une
instance européenne, un seul pays ayant le droit de veto.
Cela renvoie donc la question culturelle au seul niveau des états-membres.
L’Histoire de la France des deux derniers siècles, toute entière tendue vers
une intégration de ses diversités régionales au sein d’une "identité
nationale" propre à défendre les acquis de la Révolution Française (parfois
de la manière la plus brutale qui soit), expliquera peut-être
l’impossibilité, pour les "dirigeants culturels français historiques",
d’imaginer qu’en matière de culture, on puisse en référer à d’autres qu’au
Ministère français de tutelle, instance suprème qui ne saurait, à leurs
yeux, être dépassée par la commission culture d’un parlement européen
majoritairement constituée d’étrangers.
A l’inverse même de ses objectifs, cette attitude souvent arrogante, parfois
paranoïaque, laisse le champs libre à l’Entertainment Industry, puisqu’en
Europe, aucune position culturelle commune n’a été ratifiée.
Or, si nous voulons beaucoup plus que ce supermarché, il faudra bien que les
artistes et leurs accompagnateurs s’emparent à bras le corps , au niveau
européen, de ces questions. Les réseaux, les confédérations, les forums
existent...
Mais pour l’instant, nous autres "cultureux" français espèrons naïvement
que, comme le nuage de Tchernobyl, les médiocres images et sons du "diable
américain" s’arréteront à nos frontières...

3) Exception culturelle et production culturelle :
Vu du terrain de la décentralisation culturelle, au contact le plus proche
des destinataires depuis de nombreuses années, je considère que le débat a
été jusqu’à présent limité à un seul niveau d’investigation, celui de la
production culturelle, et que cette limitation du champs de réflexion
contribue à l’absence de solution actuelle.
Nous rebondissons ici sur la confusion entretenue depuis des années autour
de la dialectique "culture pour tous/culture de tous", qu’on résumera
rapidement dans une opposition consommation/développement.
Encore aujourd’hui, les rapports les plus récemment commandés par le
Ministère de la Culture français continuent, consciemment ou non,
d’entretenir cette confusion.
On retrouvera logiquement ce manque de clarté dans tout ce qui devrait
réguler les rapports de la Culture et des Loisirs (Politiques Culturelles et
Entertainment Industries ne sont pas tout à fait la même activité), et sa
traduction directe : les différences entre copyright, fondement du marché
global, et droit d’auteur, fondement de l’exception culturelle latine.
En guise d’exemple, on se penchera avec surprise (mais aussi tristesse) sur
les statistiques suivantes, concernant, dans le secteur musical, le rapport
entre les entreprises indépendantes et les cinq principales maisons de
disques (major-companies).
A travers cet aspect économique au moins, et quelque soient les louanges
unanimement portées au succès de l’exportation des musiques françaises à
l’étranger, force est de constater que la politique française de soi-disante
exception culturelle a largement ouvert la voie à l’ultra-libéralisme le
plus archaïque et le moins artistique qui soit.

Comparaison des parts de marché des maisons de disques en Europe, en France
et dans le monde en 2002 (source : Tout sur le Disque/SNEP) :

Dans le monde :
Indépendants 23,5 %
Universal 23%
Sony 16 %
EMI / Virgin 13,3 %
Warner 12, 7 %
BMG 12 %

en Europe
Universal 25,9%
EMI/Virgin 18,9%
Indépendants 16,1%
Sony 14,6%
Warner 12,9%`
BMG 11,6%`

en France :
Universal 35,5%
Sony 22,5%
EMI/Virgin 19,1%
Warner 11,2%
BMG 8%
Indépendants 3,3%

Malgré notre multi-couche de programmes publics pour le soutien du secteur
musical, nous sommes à la traîne...
Ou bien cela voudrait-il dire que nos
subventions-publiques-pour-l’exception-culturelle-française ne se retrouvent
pas dans les poches des destinataires annoncés...?
Ou encore cela indique-t-il une incapacité systématique de nos programmes de
soutien à favoriser l’émergence de nouvelles entreprises, créatrices
d’emploi, décentralisées mais non délocalisées...?
Ou enfin cela démontre-t-il que les (rares) initiatives publiques prises
pour la re-création de marchés culturels trans-régionaux, transversaux,
n’ont pas sû profiter des exceptionnelles chances que nous offre la
construction européenne en la matière...?

Au passage, il n’est pas inutile de rappeler que ceci a peu à voir avec la
piraterie ou le taux de TVA, vraies questions, mais aussi cache-misères pour
l’échec d’une politique de production des majors-companies essentiellement
basée sur la ré-édition de fonds de catalogues d’un support à l’autre
(vinyls, Cds, etc...). Cette incapacité à anticiper les perspectives du
marché est aussi l’explication de la soi-disante "crise du disque" que les
médias essayent de nous vendre actuellement.
Les directeurs de productions des majors, malgré leurs diplômes, peuvent
être parfois de piètres hommes d’affaires, et il n’y a donc aucune
justification à ce qu’ils utilisent l’argument de "l’exception culturelle"
(ou encore de la "diversité culturelle") pour palier à leur inefficacité
économique, celle-ci etant souvent liée à leur incapacité d’investissement
dans le domaine de la Recherche et du Développement.
Mais il est aussi possible que cette omission révèle, d’une certaine
manière, la capacité du secteur privé à faire payer par les pouvoirs
publics (et éventuellement à leur insu) cette Recherche et Développement...

4) Exception culturelle et aménagement du territoire
Au cours des ans et des mandatures s’est développée dans notre pays une
commode confusion entre "exception culturelle" et "aménagement du
territoire", une espèce de maquillage grossier pour cacher le manque de
doctrine, une bulle protectrice pour éviter de prendre à bras-le-corps les
questions relatives à la société du spectacle, à la festivalisation de la
culture, à la prévention des conflits, à l’identité culturelle, etc...
On a donc, à grands frais, préféré mailler le territoire national de
différents objets architecturaux plus ou moins harmonieux et plus ou moins
utiles.
Il va de soi que ce ne sont pas ces objets en tant que tels qu’il faut
contester. C’est leur piètre niveau d’intégration dans ce que devrait être
une politique culturelle harmonieuse qui pose question.
Ainsi, dans la proximité d’une grande métropole régionale, voit-on la
construction de six salles de spectacle de grande capacité, toutes
construites avec de l’argent public, toutes concurrrentes en terme de
programmation, toutes fermées aux émergences artistiques locales, au moment
précis où, dans la même métropole, le tissu des petites salles de proximité
se dégrade inexorablement. Personne n’oserait questionner ce que veut
vraiment dire cette curieuse manifestation de l’exception culturelle à la
française.
Nous augmentons notre parc de matériel, déjà bien confus, avec tous ses
centres nationaux, ses scènes nationales, ses SMAC, ses CAC, ses CNAM,
etc... de "pôles d’excellence", de "nouveaux territoires de l’art", etc...
Les formations des personnels qui y seront affectés subissent la même
confusion, et présentent un multi-couche de DESS, de mastères, de
certificats, dont beaucoup sont incompatibles (au moins au niveau européen),
voire contradictoires.
Pis...
Ce "modèle" est celui que nous exportons (de préférence dans les pays de
ressources modestes qui n’ont pourtant pas les moyens de s’offrir ce même
genre de débauche). Nous contribuons à créer, à l’étranger, les mêmes
éléphants blancs, un opéra ici, un réseau de maisons de la culture là, au
détriment du développement culturel local, du commerce culturel indépendant
local, de l’émergence des élites culturelles locales.
Comment "vendre" l’exception culturelle au Congo, au Mali, au Mozambique,
puisqu’on ne peut que difficilement y parler, pour des raisons évidentes, de
Maisons de la Culture, de Conservatoires et écoles diverses, d’opéras, de
grands musées, de bibliothèques, de médiathèques, etc... ?
Ou bien espère-t-on peut-être garder à nos anciennes colonies une certaine
dépendance vis-à-vis de notre "ingiénérie culturelle", à l’exclusion de
toute autre, une sorte de chasse gardée de l’exception culturelle
française ?... Il ne s’agirait plus là d’un noble combat, mais bien d’une
lutte d’influence, compromettant en tout état de cause, quelque soit le
vainqueur, l’émancipation culturelle et politique des "bénéficiaires".
Tout ceci favorise évidemment l’extension du monopole de l’Industrie des
Loisirs.
Au passage, ceci ne peut que poser l’inévitable question de ce qui se fait
dans d’autres régions d’Europe et du monde.
Mais connaissons-nous ce qui se fait ailleurs ? Où sont les documents,
études, chiffres ? Y avons-nous jamais prété la moindre attention ?
Qui, en France, connaît les politiques culturelles de proximité mises en
place en Catalogne, en Flandres, à Glasgow, à Prag, en Scandinavie, ou
encore en Italie, voire même (provocation ultime !!!) dans certaines
collectivités territoriales d’Amérique du Nord, parfois plus avancées que
les nôtres ?
Chacune y met en place des éléments d’exception de traitement, à des niveaux
différents, et avec diverses méthodes, mais pour des objectifs souvent
communs.
Confronter ces expériences nous semblerait être une des priorités positives
de cette inéluctable globalisation.

5) Exception culturelle et "bon goût" :
Est-il exceptionnellement bon de consommer un maximum d’objets culturels, et
si oui, lesquels, en quelle quantité ?`
Après trente ans d’ingestion quasi-obligatoire de nourriture culturelle,
nous sommes fatigués de cette consommation.
Vient l’envie d’écouter sa "culture" intérieure...
On s’aperçoit vite que, pour ce faire, il faut des outils spécifiques, du
temps,...
On s’aperçoit aussi que si elle ne se résumait qu’à la mémoire d’un unique
livre (ou disque ou image), cela ne voudrait évidemment pas dire qu’on est
automatiquement moins cultivé qu’un académicien, de même qu’on ne peut pas
dire d’un indien du bassin amazonien qu’il n’est pas cultivé parcequ’il ne
dispose d’aucun de nos supports/objets culturels occidentaux habituels..
A contrario, la nécessité d’acquérir de grandes quantités d’objets culturels
implique automatiquement un ordre d’importance, un système de choix et de
recommandations autorisées reposant sur la notion de bon goût, ce qui
invariablement renforce le grand retour (mais ont-elles jamais disparu ?) des
notions de culture bourgeoise, de culture de l’élite.
Le bon goût règne, selon ses codes non-écrits, ses "pseudo-intuitions", à
travers les états d’âme de ses communicateurs, toujours plus ou moins
inféodés au pouvoir, quoiqu’ils en disent.
Comme il ne semble pouvoir s’exprimer que par l’acquisition ou la
consommation d’objets, qu’ils soient bon-marché ou extrèmement coûteux, on
comprend facilement à quel point cette définition du "bon goût" devient un
élément indispensable pour le contrôle des masses et des marchés.
Et ce bon goût triomphant relèguesystématiquement (selon le syndrôme du
"peintre du dimanche") les pratiques culturelles autodidactes au rang
"d’éducation populaire", entendue par cette élite (et par elle seulement)
comme une appellation négative, un anti-label de qualité. On va même jusqu’à
dire que les amateurs mangent le pain des professionnels...
Exit l’Art Naif, les musiques non-savantes ?...
Il nous faut dire ici que tout ce que le bon goût bougeois déclare en ce qui
concerne la médiocre télévision populaire (il est vrai, réel terrreau d’un
retour néo-fasciste) escamote à bon compte un certain nombre de questions, à
peine secondaires, concernant le droit à la prise de parole, le droit à la
création.
En effet, beaucoup plus que son fatras hétéroclite ou sa piètre qualité de
fabrication, ce qui est totalitaire dans la culture télévisuelle de masse,
c’est ce qu’elle implique en termes d’interdiction d’interactivité, de
passivité du consommateur.
Et ceci est bien sûr et avant tout une atteinte aux droits culturels.
Mais, de manière strictement identique, cela sera aussi le cas dans la
consommation de nos grandes messes culturelles "de bon goût", qu’elles
soient dédiées au théatre, à l’opéra, à la danse contemporaine, aux grands
rassemblements artistiques destinées aux "jeunes".
Autant de passivité, autant de démission...
Même la chaîne ARTE, se démarquant pourtant de la médiocrité ambiante par la
qualité régulière de sa programmation, peut cependant nous montrer de
blafardes séries européennes lourdement co-produites avec de l’argent
public, dont le "bon goût" est pour le moins questionnable.
Et pour ce qui est du mécanisme "d’exception culturelle" qui a permis de les
produire, il est permis de penser que la preuve n’est pas faite d’une
relation automatique de cause à effet entre ce mécanisme et la finalité
"artistique" de l’oeuvre...

Il est excitant de constater que, dès que l’on remplace la notion de
consommation de produits culturels par le travail sur l’expression
culturelle des populations, cette notion de "bon goût unique et labelisé"
s’estompe, au point de disparaitre parfois.
En apparté, et pour clôre ce chapitre, une élémentaire précaution s’impose :
il n’est pas très original, mais peut-être utile, de rappeler ici que "mode"
et "bon goût" ne procèdent pas de la même génèse. Quant elle est créative,
iconoclaste, la mode commence par s’affranchir du bon goût. Elle suit un
mécanisme de création imprévisible, incontrôlable, et rafraîchissant.
L’étape suivante, le marché de la mode, son exploitation, est précisément le
moment où cette pulsion anarchisante rentre logiquement dans le rang,
jusqu’à ce qu’une autre la dépasse à son tour.
Cette vitale respiration n’est évidemment pas malsaine, mais il convient que
les rôles ne soient pas confondus, et qu’on dessine clairement pour chacun,
pouvoirs publics ou marchés privés, son espace d’intervention.
C’est bien l’idée que nous nous faisons de l’objet d’une politique
culturelle.

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En conclusion, nombreuses sont les pistes de travail aptes à redonner
quelque chance de succès à cette question prioritaire que constitue un
traitement exceptionnel de la Culture, à lui conférer une certaine cohérence
stratégique.
On peut les regrouper sous trois échelons territoriaux, tout en soulignant
qu’il ne s’agit pas ici d’un ordre de priorité, les actions listées devant
être le plus possible concomittantes.

1) au niveau national, lancer un débat de fond sur les attendus et les
objectifs de cette exception culturelle, puis en fonction de ce débat,
réformer les grands axes de nos politiques culturelles. Elargir ce débat à
l’ensemble de la population, au-delà des corporations.
Impliquer le secteur éducatif, acteur majeur du développement culturel, sur
le rôle de l’art dans les cursus d’acquisition de connaissance.
Sensibiliser le secteur économique à l’impact à long terme de politiques
culturelles de qualité.
L’échec de précédentes tentatives de cet ordre est souvent évoqué pour
excuser l’absence actuelle d’avancées. Ceci ne peut évidemment pas être
entendu comme une fin de non-recevoir, les erreurs passées devant être
considérées de manière constructive.
Les collectivités territoriales en particulier, mais aussi les groupements
citoyens, les réseaux culturels locaux, etc... devraient prendre
l’initiative de tels forums.

2) élargir le débat au-delà des frontières de l’héxagone, sécuriser au
niveau du droit européen la question de l’inscription de la culture dans le
projet communautaire, tout en passant à la question des statuts
professionnels du secteur.
Il conviendra entre autre de s’appuyer sur les réseaux culturels
professionnels, sur les confédérations syndicales, sur les commissions
institutionnelles ad hoc.
Il conviendra surtout, en ces temps d’élections au Parlement Européen,
d’interpeller nos futurs élus par un débat de qualité, préparé en
connaissance de cause ...

3) Au niveau des institutions internationales, contribuer à lancer un débat
sur le rôle de la culture dans les relations internationales, dans les
responsabilités partagées par les états.
Une des approches tactiques possibles, ayant récemment prouvé son
efficacité, est le rapprochement de l’action culturelle avec le travail de
prévention des conflits, ou encore le travail de reconstruction de la
société.
Il en existe d’autres...
Ce type d’actions de sensibilisation ne peut être mené qu’à partir des
plates-formes constituées en vue des actions ci-dessus.

En tout état de cause, il faut rester conscient que chaque jour perdu est un
jour gagné pour la désagrégation de politiques culturelles dignes de ce nom,
et par conséquent pour l’appauvrissement culturel de nos populations.
Ce "ralentissement des particules du savoir" ne peut qu’entrainer, à terme
plus court qu’on ne l’imagine, un énorme coût économique et humain.
Ceux qui, aujourd’hui, se réclamant d’une vision pragmatique, imposent sans
discernement de sombres coupes aux budgets publics non-marchands, devront
répondre de leur gaspillage intellectuel, in fine désastreux sur le plan
économique .
Ceux qui, aujourd’hui, sous pretexte d’excellence artistique, dépouillent
des pans entiers des populations de leurs droits fondamentaux à
l’expression, devront expliquer leur conception de la démocratie.
Défendre une certaine idée de l’exception culturelle, c’est investir
"écologiquement", au sens propre du mot, dans un bien-être social le plus
largement partagé.
C’est aussi redonner à l’artiste son précieux devoir de transcendance, cette
distance dont nous avons tous besoin pour affirmer nos choix.

Je vous remercie

Ferdinand Richard
27 mai 2004, IFOREP, Marseille

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