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intervention Bamako/Mali

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novembre 2003
Ferdinand Richard

séminaire "Politiques culturelles et décentralisation", pour élus collectivités territoriales maliennes


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"De l’importance de la Culture dans le développement, le rôle et le potentiel que représentent les maires dans la décentralisation"

Intervention de Ferdinand Richard, 6 novembre 2003, Bamako/Mali

Séminaire Politiques Culturelles et Décentralisation.

Acte Sept/Ministère de la Culture du Mali
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Mesdames et Messieurs, chers amis,

Malgré la grande générosité de mon cher ami Adama Traoré, qui, dans notre programme, me décerne les titres de consultant et de directeur-adjoint de la Friche Belle de Mai à Marseille, je dois vous avouer que je ne suis à proprement parler ni l’un ni l’autre, même si, par moments, certaines de mes activités ou prises de paroles ont pu donner à le croire. Je ne suis qu’un opérateur de terrain, attaché depuis un peu plus de trente ans à comprendre et à amplifier tout ce qui contribue, dans un endroit donné et à un moment donné, au surgissement de phénomènes culturels collectifs ou individuels, que ce soit en terme de modes, d’esthétiques, de courants artistiques, et même, bien que le mot soit à manipuler avec circonspection, que ce soit en terme d’identité collective.
Il va de soi que je me sens logiquement concerné par les interactions de ces phénomènes culturels avec le développement économique, ou encore avec la question de la paix sociale, intéret renforcé par mon lieu de travail et de vie, les quartiers-nord de Marseille, pauvres, multi-culturels, loins de la capitale, mais propres à produire certains joyaux artistiques, la plupart du temps au moment et sous des formes où on ne les attend pas.
Cet intéret m’a aussi poussé depuis plus de huit ans à développer, en partenariat avec quelques amis (africains et non-africains) un certain nombre d’opérations d’ateliers-croisés entre la jeunesse de Marseille et celle de certaines villes de votre continent. C’est dans cette Afrique urbaine que j’ai continué (et que je continue encore) ma formation permanente d’opérateur et de formateur culturel.

J’en profite pour pointer au passage, bien que ce ne soit qu’indirectement le sujet de notre débat, qu’il n’y a pas à proprement parler, au sein de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, de référence explicite à ce qui serait pour chacun d’entre nous un droit culturel, ou encore un droit économique. C’est d’ailleurs ce qui pousse Patrice Meyer-Bisch, (iiedh@unifr.ch), chercheur de l’Université de Fribourg en Suisse, à suggérer que c’est précisement à cause de ces manques qu’un certain nombre d’états n’ont pas trouvé de difficultés majeures à ratifier cette Déclaration Universelle, ce qu’ils n’auraient peut-être pas fait si elle avait été plus explicite en ce qui concerne l’Economie et la Culture.

Je referme cette anodine parenthèse, et c’est donc avec les plus grandes précautions, moi qui ne suis venu en terre malienne que deux fois dans mon existence, sans être jamais vraiment sorti de Bamako, et qui n’ai jamais exercé la moindre responsabilité d’élu, que je vais tenter de faire preuve d’un minimum de pertinence (c’est une expérience toujours risquée, il serait tellement plus simple de ne rien dire...) sur le sujet qui nous préoccupe. Je m’appuyerais pour cela sur une accumulation de petites expériences de terrain, qui ont au moins le mérite d’avoir été vécues, et non pas lues, même si elles ne sauraient en aucun cas dessiner un plan d’action global.

Pour ce qui est du sujet de mon intervention, liant vos responsabilités d’élus à celles d’opérateurs tels que moi, je voudrais tenter d’en éclaircir la toile de fond en avançant quatre propositions ou réflexions, concernant :

1) la notion même de territorialité,
2) la cohésion sociale de vos territoires comme condition de réussite économique,
3) les élus comme garants de la culture de la démocratie,
4) l’innovation comme incontournable facteur de développement.

1) La notion même de territorialité :
Plutôt qu’un multi-couche de partenariats, il nous faudra au quotidien intégrer plusieurs conceptions territoriales complémentaires.
Dans mon pays, statistiquement, la principale dépense publique pour la Culture ne vient pas depuis quelques années du Ministère de la Culture, car la somme totale allouée à la culture par l’ensemble des collectivités territoriales lui est supérieure, alors que, pour certaines d’entre elles, elles n’y sont même pas tenues. Les mairies des grandes villes sont aux avant-postes de ces dépenses. Elles associent souvent cette nouvelle dynamique culturelle à de nouvelles initiatives internationales, ce qui ne manque pas de sens, puisque les unes comme les autres sont très liées à l’image de la collectivité.
Mais le principal dommage colatéral, que, je crois le savoir, vous subissez parfois ici au Mali et que nous subissons aussi chez nous, en est la multiplication, éventuellement désordonnée et improductive, de relations bi-latérales étanches, de jumelages de toutes sortes, de programmes, d’initiatives institutionnelles, de lignes budgétaires plus ou moins fugaces, de labels régionaux plus ou moins généreusement octroyés, etc...., un véritable "multi-couche", un maquis dans lequel seuls quelques "experts" (et je mets cette fois-ci le mot entre parenthèses) sont capables de renflouer leur porte-monnaie. Je milite actuellement, dans mon pays, pour inscrire cette question à l’ordre du jour des grandes associations d’élus, ou des grands regroupements de collectivités territoriales, car, à l’époque de la globalisation des modèles (et pas seulement de l’économie...), parler d’aménagement du territoire sans prendre en compte ces débordements me paraît pour le moins contradictoire.
Par contre, si nous parlons de décentralisation, il ne me semble pas inutile de rappeler ici ce que j’ai déjà eu l’occasion de mesurer maintes fois sur le terrain : nous devons d’abord assimiler un double ajustement territorial, une double décentralisation, ce qui n’est pas toujours facile.
Je m’explique :
En réalité, les trajets et aires d’évolution des politiques de développement culturel, de même que les itinéraires des artistes, correspondent rarement à des géographies administratives. Une dynamique culturelle est la plupart du temps sujette à un effet de seuil, je veux dire par là que son rayonnement est lié à la quantité de personnes qui s’impliquent, soit en la consommant, soit en étant les acteurs de cette dynamique, et ceci ne peut parfois se réaliser qu’au-delà des frontières délimitant la circonscription de l’élu ou du décideur concerné. Ici nous rentrons bien évidemment dans des stratégies et des alliances qui sont les chapitres suivant immédiatement celui de la décentralisation, traitant des syndicats intercommunaux, des communautés de communes, voire du développement transfrontalier. C’est un espace politique intéressant, dans la mesure où il se concentre sur des relations pragmatiques, sur de la recherche d’efficacité et de sens, sans toucher fondamentalement aux "propriétés politiques" en tant que telles. Je citerai à cet égard la très intéressante opération pilote menée par l’association appelée "Culture Commune" dans le nord de la France, regroupant autour d’une ville de moyenne importance, Arras, une quarantaine de communes, dont certaines très petites, mutualisant leurs moyens au sein d’un syndicat inter-communal spécifiquement culturel, un peu comme on a pu le faire pour la gestion de l’eau, ou des transports en commun.
Au-delà de l’évidente économie d’échelle réalisée, on assiste aussi à une forme innovante et enrichissante d’irrigation culturelle de ces communes, qui voient passer beaucoup de passionnants projets culturels itinérants qu’elles n’auraient jamais pu s’offrir toutes seules. Les artistes circulent à travers un territoire dont ils ont le temps de mesurer toutes les richesses. Les oeuvres ont plus tendance qu’ailleurs à se construire sur place, un phénomène entrainant derrière lui des opportunités inespérées de formation, d’éducation, et même de ressources économiques. Les communes concernées, restant toujours libres de leur choix, apprennent à mieux connaître leurs voisines, et, d’une certaine manière, cette forme de réseau local resserre aussi le lien social.
Pour ceux que cela intéresse, j’ai ici l’adresse du site internet de cette expérience, réalisée avec peu de moyens, si on la compare à d’autres expériences d’aménagement culturel du territoire beaucoup plus coûteuses : www.culture-commune.asso.fr

2) La cohésion sociale de vos territoires comme condition de réussite économique,
Bien au-delà de ce que j’ai pû comprendre de certaines interventions d’hier, réduisant l’intéret de la promotion d’une politique culturelle à une sorte d’industrialisme, ou de "touristisation" des patrimoines, et sans nier pour autant l’absolue urgence de développer un champs économique pour la Culture, car j’y suis moi-même quotidiennement confronté, je me permets pourtant d’affirmer avec force que l’acculturation d’une population donnée représente d’abord et avant tout une forte plus-value en ce qui concerne son rayonnement, ses compétences globales, et donc, in fine, sa cohésion sociale.
A un époque où l’on se rend bien compte que l’éducation est un processus sans fin, qu’elle ne s’arrète pas à l’obtention d’un diplôme, et que ce sont bien sûr les populations qui ont organisé cette éducation permanente qui sont destinées à devenir les populations les plus dynamiques et prospères, c’est bien dans cette perspective d’enrichissement permanent (dans tous les sens du terme) des populations qu’il faut envisager l’action culturelle. On ne peut par exemple imaginer l’émergence d’une génération entière d’ingénieurs sans que ceux-ci n’aient bénéficié, à un moment ou à un autre de leur éducation, d’une politique culturelle publique intelligente, excitante, proche. Une telle génération sans formation culturelle serait capable des plus grosses bétises, et je crois malheureusement que nous en avons eu de nombreux exemples par le passé. Quoiqu’en pensent les experts internationaux, l’acculturation des populations s’inscrit dans le droit-fil des processus éducatifs, et on ne saurait réduire la Culture à sa simple fonction de loisirs, un marché de complément s’ajoutant à une économie dite "sérieuse", comme si le développement culturel relevait d’un luxe un peu frivole destiné à améliorer l’image de tel ou tel pays.
La mort des formations strictement techniques et productivistes des élites de nos sociétés a débuté avec les premières catastrophes écologiques reconnues, et l’on commence, y compris au sein des marchés de l’emploi les plus radicalement capitalistes, à admettre que l’indispensable capacité d’analyse des décideurs est de plus en plus liée à leur niveau culturel.
Dans mon modeste secteur d’activité, la musique, la preuve n’est plus à faire qu’il y a un lien direct de cause à effet entre l’accompagnement bien organisé des pratiques amateurs collectives et l’émergence de talents professionnels individuels. Il apparait particulièrement irréaliste d’agir comme si ces deux faces n’appartenaient pas à une même pièce. L’une est condition de l’autre. Un riche vivier d’amateurs promet des industries culturelles prospères. Des professionnels de qualité provoquent l’émulation au sein de la population, stimulent les prises de parole individuelles, révèlent des talents qui autrement resteraient cachés.
Et , d’une certaine manière, la qualité de leur niveau culturel contribue à ce que ces populations renforcent leur propre détermination à rester au pays, si je puis m’exprimer ainsi, car elles y ont construit elles-mêmes les raisons de s’impliquer durablement sur leur propre terre. J’ai l’intuition que c’est l’absence de développement culturel, presque autant que l’absence de perspectives économiques, qui fait que certaines de nos élites s’expatrient (et ceci est loin de ne se réduire qu’au champs culturel et artistique). Et je dis bien "nos" élites, car je peux vous assurer que nous ressentons, à notre niveau régional, le même danger communément appelé "fuite des cerveaux".

Je parle de ce niveau de haute responsabilité, car je suis intimement persuadé qu’il est consécutif d’une réaction en chaine partant du plus humble au plus puissant. Des villageois qui ont une bonne pratique culturelle, c’est-à-dire un équilibre intelligent entre le respect, la culture de leur tradition et l’audace de l’ouverture aux autres cultures, ces villageois-là ont toute chance, au moment venu des décisions collectives, de prendre le chemin le plus intelligent, multipliant ainsi, jusqu’au plus haut sommet des responsabilités, le renforcement de la cohésion sociale, l’établissement de la paix, l’évitement des conflits, sans lesquels aucune économie ne saurait fleurir. C’est apparement dans cet ordre d’importance que les causes et les effets s’enchaînent, il convient de ne pas l’oublier.

3) Les élus comme garants de la culture de la démocratie.
A contrario, il me semble bien que le danger le plus menaçant pour les pays riches n’est pas tant une éventuelle crise économique (qui ne porte le nom de crise que selon le point du globe duquel on la considère), qu’une crise culturelle. Les populations, par une pratique massive de consommation de loisirs de mauvaise qualité, pourraient perdre petit à petit, par secousse, par palier, résistant parfois sur certains sujets, et s’abandonnant complètement face à d’autres, la capacité d’analyse, de jugement, d’extrapolation, de choix politique, que seul un certain niveau culturel de masse peut contribuer à garantir. Elles deviennent donc la proie facile de toutes sortes de propagandes, se désinteressent des enjeux globaux, ne font plus confiance aux processus démocratiques ou aux personnels politiques, se replient sur des acquis immédiats.
Une fois rendues dans cet état de "désalphabétisation politique", elles sont même prètes à laisser faire les va-t’en-guerre, qui, face à cette apathie, n’ont même plus besoin de dissimuler leurs véritables motifs. C’est bien la réduction de leur niveau culturel qui est directement cause de leur affaiblissement démocratique, quand bien même resteraient-elles économiquement puissantes. Et quand il s’agit de nations importantes, c’est bien au-delà de leurs frontières que cette dégradation culturelle étend ses désastreuses conséquences.
Il nous faut donc envisager ces processus de développement culturel en osmose avec ces processus de développement démocratique, comme il nous faudrait intégrer ces trajectoires de leur niveau le plus modeste au niveau le plus important. D’une certaine manière, notre travail consiste à remettre en route, ou à entretenir, tout un réseau de circulation d’informations, de le faire des plus petits tuyaux aux plus gros, une sorte de plomberie intellectuelle... Mais nous devons aussi le faire d’une manière active, c’est-à-dire en organisant et en maîtrisant la confrontation des informations contradictoires, en tirant sans cesse de cette confrontation apparement douloureuse les éléments d’une pensée renouvelée, car c’est ainsi que se fait le progrès social. L’élaboration de l’outil idéal ne peut pas s’arrèter à l’écriture d’un shéma définitif, mais doit prévoir en sus un système de ré-ajustement permanent, de correction de trajectoire.
Après des décennies de planification, nous devons hélas nous rendre à l’évidence : pas plus que l’éducation, l’action culturelle n’est là pour réaliser l’harmonie. L’harmonie n’existe pas en tant que moment figé pour l’éternité. Un certain équilibre peut par contre se travailler à chaque instant, grâce au débat démocratique, grace à l’éducation et à la culture, qui sont bien là pour cela, pour donner le plus de poids aux paroles qui s’élèvent, de quelque bord qu’elles soient, pour accélerer toutes ces particules de pensées.
Nous retournons donc à notre sujet, que j’ai compris comme étant l’irremplaçable valeur de la démocratie de proximité, la toute première et ultime mission d’un élu local étant d’oeuvrer à son développement.

4) l’innovation comme incontournable facteur de développement :
Je n’ai jamais constaté, tout au long de ma modeste carrière, quelque soit les circonstances ou les expériences humaines dont j’ai été témoin, qu’il y ait eu développement sans innovation.
Un développement qui s’appuyerait exclusivement sur des idées importées et déjà vérifiées, même si elles s’avèrent de la plus grande utilité à un moment donné, conduit inévitablement, tôt ou tard, à ce que son orientation vous échappe, puisque cette prédestination est elle-même importée, comme la graine est dans le fruit, et par conséquent il y a fort à parier qu’à ce que d’outil elle devienne une contrainte pour vos objectifs lorsque ceux-ci deviennent autonomes.
Nous sommes donc condamnés, dans le sillage logique des artistes qui y sont eux-mêmes forcés, à expérimenter des mélanges éventuellement contre nature, à tenter des associations d’idées ou de méthodes non-prévues dans le manuel, à transcender les frontières de ce qui est pudiquement appelé par certains pouvoirs dominants "le bon goût", faute d’oser l’appeler "l’art officiel". Mais ne nous effrayons pas : non content d’être la seule possibilité d’autonomisation de nos collectivités de proximité, cette audace n’est pas dangeureuse en tant que telle. La définition du kitsch et du mauvais goût reste affaire de temps, reste affaire d’habitude, reste affaire de riches. L’histoire de l’Art nous montre que ce qui est kitch aujourd’hui sera beau demain, et réciproquement. Ce label de bon goût ne saurait être imposé par quelques milieux professionnels dits "prescripteurs". Il faut oser s’affranchir des oukases artistiques.
Ce qui ne semble pas discutable, en revanche, c’est l’éxigence concernant l’excellence du travail, de la signature, (et donc de la formation), car la sophistication à ce niveau finit toujours par payer plus qu’une simplification des esthétiques (pour ne pas parler de leur "folklorisation" ou de leur "festivalisation"). Et c’est bien le porteur public de la politique culturelle locale qui peut le mieux garantir ce niveau d’exigence, à condition qu’il soit pret à assumer, compte tenu de la lenteur des processus de maturation, que le bénéfice politique de la réussite puisse éventuellement lui echapper partiellement, pour profiter à son successeur. Comme le coup de main d’un artisan ou d’un artiste, la noblesse d’une culture locale nécessite le travail de plusieurs générations. Nous savons tous ici qu’une politique culturelle n’est pas une campagne d’affichage, même si ses retombées médiatiques sont à terme plus durables.
A nouveau language artistique, nouveau véhicule politique...
A nouvelle société, nouveaux signes...

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Voilà, Mesdames et Messieurs, chers amis, émises du terrain, les quelques précautions oratoires que je souhaitais vous soumettre avant que nous entrions dans le travail des ateliers, car en effet j’ai bien conscience que s’élabore ici, au long de ces débats, le contenu d’un contenant, sans lequel des processus historiques tels que la décentralisation perdraient toute justification.
Je vous remercie de votre attention,
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